Dans l’immense majorité des pays, la tenue des comptes est une obligation légale, régie en Suisse par le code des obligations et notamment son titre trente-deuxième. L’article 958 al. 1 CO indique par exemple : « Toute personne astreinte à tenir des livres doit dresser un inventaire et un bilan au début de son entreprise, ainsi qu’un inventaire, un compte d’exploitation et un bilan à la fin de chaque exercice comptable. »
Pourquoi cette notion d’inventaire est-elle si importante en comptabilité ?
Les premières traces avérées de dénombrement remontent au quatrième millénaire avant Jésus Christ, à Sumer, entre le Tigre et l’Euphrate. En effet, même s’il ne fait aucun doute que les hommes comptaient déjà probablement avant cette date, notamment leurs troupeaux, nous devons aux Sumériens les premiers témoignages écrits de l’inventaire des biens et de l’enregistrement des échanges commerciaux : il s’agit de tablettes d’argiles gravées de pictogrammes. Quelques siècles plus tard, les pictogrammes céderont la place à des caractères cunéiformes, à l’origine des premières traces d’écriture.
Les autres civilisations, telles que les Assyriens, les Egyptiens, les Grecs ou les Romains ont, elles aussi, tenu des comptabilités, mais le support utilisé était plus fragile : il s’agissait de feuilles de papyrus, de petits cailloux (calculus en latin, à l’origine du terme « calcul ») ou de jetons d’argile, qui n’ont pas résisté à l’usure du temps.
Sur le plan commercial, la chute de l’Empire romain a pour conséquence le recul des échanges commerciaux. Le territoire couvert par les armées romaines allait du nord de l’Angleterre au sud de l’Egypte, de la Germanie à l’Espagne, et les échanges commerciaux y étaient effectivement très nombreux. A cet empire, dont les limites étaient quasiment celles du monde connu, fait place un féodalisme local, vivant en autarcie. Le volume des transactions commerciales à travers l’Europe chute alors drastiquement ; seuls les Grecs et les Arabes continuent à commercer. Ces derniers vont d’ailleurs fournir aux comptables un outil merveilleux : les chiffres arabes, bien plus faciles à manipuler (mais aussi à falsifier) que les chiffres romains.
D’abord les Vénitiens…
Dès le onzième siècle, les négociants italiens redécouvrent les techniques antiques, nécessaires à l’enregistrement des transactions qui fleurissent à nouveau à travers l’Europe. Le « mémorial », un registre chronologique des transactions, est le premier véritable livre-journal sur lequel les banquiers et les commerçants inscrivent quotidiennement leurs affaires et à mesure qu’elles se faisaient. Assez rapidement, la « comptabilité en partie simple » voit le jour : il s’agit de tableaux par type d’opération ou par établissement qui présentent le débit et le crédit sur deux colonnes.
Vers la fin du treizième siècle, les Vénitiens et les Florentins tiennent des comptes encore plus complexes : un compte par client ou par fournisseur, chacun avec son débit et son crédit, et ils passent deux écritures pour chaque opération : une sur ces comptes clients ou fournisseurs et une sur le compte de caisse (qui enregistre donc les encaissements et les décaissements de trésorerie). Chaque écriture a obligatoirement une contrepartie. C’est donc la naissance de la « comptabilité en partie double » : pour toute transaction commerciale, le négociant passe une double écriture : un montant inscrit au débit d’un compte ou de plusieurs comptes a nécessairement une contrepartie au crédit d’un ou de plusieurs autres comptes.
Si l’objectif premier de la comptabilité est de « garder en mémoire » des opérations, notamment pour de petites échoppes locales, elle sert aussi rapidement à rendre des comptes à ses associés ou à ses commanditaires, notamment pour les échanges commerciaux à travers l’Europe.
…Puis Luca Pacioli, le père de la comptabilité
Luca Pacioli nait en 1447 à Borgo Sansepolcro, en Toscane. A cette époque, les techniques commerciales (et par conséquent la comptabilité générale) se transmettent exclusivement de bouche à oreilles, par l’apprentissage du métier de négociant et conservent donc un caractère très exclusif quant à leur diffusion. Luca Pacioli suit ce parcours et bénéficie d’un solide enseignement, notamment des mathématiques. Il écrit ainsi un premier livre d’arithmétique pour le compte de l’un de ses professeurs, Domenico Bragadino, puis devient à son tour mathématicien et enseignant.
En 1494, Luca Pacioli publie son œuvre majeure, la « Summa di arithmetica, geometrica, proportioni et proportionalita« . Comme son nom l’indique, il s’agit d’une somme, un ouvrage visant à réunir l’ensemble des connaissances mathématiques de son temps à des fins pédagogiques. Elle se compose de cinq parties : arithmétique et algèbre, calcul commercial, comptabilité, usages des marchands dans les principales régions du monde, théorie et pratique de la géométrie. Notons que dans la partie arithmétique et algèbre, il ne décrit pas moins de huit manières de poser et calculer une multiplication.
Il indique aussi comment représenter toute une série de nombres avec les mains, nos traders à l’ancienne en reconnaîtront certains…
La partie « comptabilité », intitulée Tractatus particularis de computis et scripturis (Traité sur les comptes et les écritures) comporte 36 chapitres. Pacioli y indique, entre autres, que pour réussir le marchand doit savoir calculer et tenir ses comptes, être ordonné et méticuleux dans ses enregistrements. Il explique ensuite comment réaliser l’inventaire de l’ensemble de ses biens, car, écrit-il, pour mesurer ce que l’on gagne, il faut savoir ce que l’on a au départ.
Puis il détaille les pratiques de la méthode vénitienne, qui utilisait habituellement trois livres de comptes : le mémorial, le journal et le grand livre. Pacioli décrit leur préparation et leur tenue, comment les ouvrir et les arrêter – de préférence chaque année – comment rectifier les erreurs en passant des contre-écritures, comment établir sa balance et constater le bénéfice ou le déficit de l’exercice. Enfin, il donne quelques conseils tout aussi précis pour la tenue des archives.
La Summa est écrite en italien, dans le souci de la rendre compréhensible par le plus grand nombre. Si son auteur rejette la paternité des techniques comptables qu’il décrit, l’ouvrage met cependant pour la première fois à la disposition de tous les professeurs, étudiants, chercheurs – et pour la comptabilité, des négociants – des connaissances éparses, connues seulement d’un très petit nombre de personnes. Et c’est là l’origine de son succès : il s’agit en fait du premier traité et manuel de comptabilité. De fait, cela marque un tournant important dans cette pratique professionnelle, puisque la connaissance de ces techniques d’enregistrement n’est plus l’apanage des seuls négociants mais devient une matière enseignée par des professeurs, à l’aide d’un livre, qui grâce à l’invention de l’impression par caractères mobiles de Gutenberg dont Pacioli est un contemporain, sera publié en plusieurs milliers d’exemplaires.
Ces techniques commerciales et comptables ont ensuite été reprises par de nombreux auteurs au fil des années qui ont largement contribué à leur diffusion. Puis ce sont nos institutions qui en ont pris le contrôle, en imposant des normes, des textes de lois, des techniques inspirées des pratiques fiscales :
- Le mémorial, registre d’enregistrement des transactions quotidiennes, n’est autre que notre « journal d’écritures », dont la première information saisie est la date de cette transaction ;
- l’inventaire, que Luca Pacioli se faisait fort de dresser avant tout exercice comptable, est devenu une obligation fixée par la loi…
Les techniques comptables vulgarisées par Luca Pacioli sont donc toujours d’actualité de nos jours, et la plupart des logiciels comptables s’en inspirent largement… L’arrivée de l’ère informatique aura toutefois permis un bien meilleur croisement et enrichissement des données financières, notamment par le biais de la comptabilité analytique.
Le 12 juin dernier, Christie’s a mis en vente un exemplaire original de la « Summa di arithmetica, geometrica, proportioni et proportionalita » de Luca Pacioli. Son prix était estimé entre 1 et 1,5 millions de dollars… C’est dire la reconnaissance historique de sa contribution !