A travers une scène de la vie quotidienne, Metsys dépeint la naissance du métier de banquier et fixe les enjeux moraux d’une activité en pleine mutation, dévoilant au passage les rapports qu’entretenaient les hommes de la Renaissance avec l’argent.
Décryptage…
« Le prêteur et sa femme » est un tableau de Quentin Metsys, qui date de 1514. Cette huile sur panneau est conservée au Musée du Louvre à Paris ; elle représente à première vue une scène de genre, issue de la vie quotidienne dans un environnement réaliste, soit un comptoir de change d’une ville commerçante de la Flandre à la Renaissance. Quentin Metsys était en effet maître au sein de la guilde des peintres d’Anvers depuis 1491. La Flandre, et tout particulièrement les villes d’Anvers et de Bruges, sont à l’époque des centres économiques de la plus haute importance, carrefours d’échanges entre le Nord et le Sud de l’Europe.
Une simple scène de genre ?
De nombreux éléments de ce tableau tendent à accréditer la scène de genre, caractérisant l’activité du prêteur : des pièces d’or, des bagues et des perles, servant a priori de gages, le trébuchet et les poids, et à l’arrière-plan sur les étagères, des livres et des registres préfigurant l’activité de prêt et la naissance des lettres de change. Le prêteur semble concentré sur la pesée des pièces tandis que sa femme l’assiste. En regardant de plus près dans le miroir qui est sur le comptoir, on remarque la présence d’un personnage, qui semble être le client qui vient d’apporter tous ces objets.
Une allégorie…
Mais au-delà de cette simple scène de genre, on identifie rapidement la dimension allégorique du tableau, tendant à donner un caractère très moralisateur à cette œuvre, dénonçant la vanité des biens terrestres par opposition aux valeurs chrétiennes intemporelles, notamment dans quatre oppositions très fortes :
- Dans les deux personnages principaux, que l’opulence matérielle de leurs tenues vestimentaires rapproche pourtant : tandis que le prêteur symbolise le capitalisme naissant à travers l’usure, sa femme lit un livre de prières. D’un côté, le trébuchet, de l’autre, le livre de prières… Le matériel et la pesée s’opposent au spirituel et à la pensée.
- Portez votre attention sur le livre d’heures : il n’est pas ouvert à une double-page bien déterminée. La femme est en train de tourner une page. Sur la première, la lettrine figure un agneau, symbole du péché, tandis que la seconde représente une vierge à l’enfant, symbole de sagesse, d’innocence et de pureté.
- Mais la femme détourne le regard du livre, comme attirée par les richesses présentées sur le comptoir… Que signifie son regard : surveille-t-elle que son mari ne se trompe pas dans la pesée, approuvant de fait le gain qu’il va en tirer, ou au contraire, s’agit-il d’un regard réprobateur, dénonçant la pratique de l’usure, interdite par l’Eglise [1]?
- Ultime opposition enfin… Dans quel sens la femme du prêteur tourne-t-elle les pages de son livre de prières ? Vers la piété… ou vers le péché ? Impossible de le savoir…
…doublé d’un message moralisateur
Le caractère allégorique souhaité par le peintre est renforcé par de multiples autres détails présents sur le tableau :
- A l’arrière-plan, sur l’étagère supérieure, se succède une série de symboles : la cruche, de par sa transparence symbolise la sincérité ; juste à côté, suspendues à l’étagère, on trouve des boules de verre, qui symbolisent la fragilité de l’existence : si elles tombent parterre, c’en est fini de la vie !
- En suivant l’étagère du regard, on découvre une pomme. Non, il ne s’agit pas du goûter du prêteur, ce serait trop facile… Mais bien du fruit défendu… Et ce fruit est placé juste au-dessus de la tête du pêcheur, comme une épée de Damoclès !
- Enfin, à l’extrême droite de l’étagère du bas, on trouve une bougie éteinte… Elle n’est pas éteinte parce qu’il fait jour… Quoique… Non, elle signifie la fuite du temps et la mort qui vient à coup sûr…
- Si on met bout à bout tous ces objets, on peut donc lire : « Agis de manière sincère sans vouloir accumuler de richesses, car de toutes façons la mort est certaine. »
Ainsi le message moralisateur que souhaite faire passer Quentin Metsys est assez clair finalement.
Trois détails supplémentaires finissent de nous en convaincre :
- A droite du visage de la femme, on devine deux personnages dans l’embrasure de la porte, en arrière-plan : un jeune homme souhaite entrer dans l’échoppe, attiré par le gain, mais il est indexé par un vieillard, symbole de sagesse, qui lui bloque le passage …
- Revenons enfin au miroir. Le reflet de la fenêtre, apporteuse de lumière, est déformé car il s’agit d’un miroir convexe. Ces miroirs convexes étaient appelés miroirs de banquier ou œil de sorcière, car ils permettaient de surveiller l’ensemble de l’échoppe tout en restant assis derrière son comptoir. Cette déformation magnifie la perspective des croisées de la fenêtre, la traverse et le meneau symbolisant clairement la Croix de Jésus.
- A regarder de plus près dans le miroir, le personnage représenté ne regarde pas le prêteur, il est en train de lire un livre… Mais alors, s’il ne s’agit pas du client du prêteur…
Statura justa et aequa sint pondere[2]
Le peintre devient alors admoniteur de son œuvre et nous invite à retourner le miroir… Ce faisant, c’est notre reflet que nous y trouverions !!! Non seulement nous serions le client du changeur et acteur du consumérisme qu’il dénonce, mais alors, son trébuchet, à l’équilibre (ouf !), représenterait la balance du jugement dernier, et ce miroir, ultime allégorie, le reflet de notre conscience face au divin…
En 1517, soit seulement 3 ans après que Quentin Metsys a terminé son tableau, Luther placarde ses 95 Thèses sur les portes de la chapelle du château de Wittenberg, qui marqueront le début de la Réforme protestante, et trois décennies plus tard, en 1545, Jean Calvin publiera sa Lettre sur l’Usure, dans laquelle il sera le premier à légitimer la pratique du prêt à taux d’intérêt, dès lors que ce prêt sert à financer la création d’un surcroit de richesse.
[1] Si la pratique du prêt à taux d’intérêt est tolérée du bout des lèvres par l’Eglise, l’usure (soit à un taux d’intérêt abusif) est elle clairement interdite depuis le Concile de Nicée en 325.
[2] « Que la balance soit juste et les poids égaux » ; citation biblique ajoutée a posteriori sur le cadre du tableau, puis effacée.